République et démocratie
À la uneDans la conscience française, on se représente la république et la démocratie comme intimement liées et on répugne à les penser comme dissociées. Pourtant les deux concepts ne se confondent pas plus qu’ils ne se recouvrent.
Par Michel Barat, ancien recteur de l’Académie de Corse
Venise fut une république, elle ne fut pas une démocratie. Il est difficile aujourd’hui d’admettre que ce fut une république car même si elle affiche en principe l’égalité des citoyens, cette égalité est une fiction car elle se structure politiquement entre les nobles et le peuple. Ce sont ses doges qui exercent le pouvoir, le mot se traduisant par duc. Elle devient république en se séparant de l’empire byzantin et en assurant la souveraineté du pouvoir local. Son nom exact était d’ailleurs la « Sérénissime République de Venise », souvent condensé en la « Sérénissime ». Le titre de « Sérénissime » se trouve être le titre princier. Plus près de nous pour désigner les pays dans l’orbite de l’ancienne Union soviétique, on parlait de « républiques démocratiques » comme si l’un n’impliquait pas nécessairement l’autre. « République démocratique » se disait aussi « république populaire » ou sans ironie « démocratie populaire ».
Mais la souveraineté dans ce cas était celle du parti avant-garde représentant le prolétariat. Avec ces deux expressions, il est difficile de reconnaître qu’il s’agit de vraies républiques car la souveraineté du peuple n’était exercée que par une partie du peuple : la noblesse pour Venise et une classe pour les pays de l’Est.
Le prince et le souverain
Il nous faut revenir à une distinction de la philosophie politique classique, celle qui distingue le prince et le souverain. Le souverain désigne l’origine de la loi et le prince, qui en l’occurrence n’est pas nécessairement noble, celui qui exerce le pouvoir ou autrement dit l’exécutif. La démocratie est donc un régime où le souverain est le peuple contrairement à la monarchie ou la royauté où le prince est en même temps le souverain. L’exemple britannique contemporain est un peu paradoxal car le souverain est la reine qui ne gouverne pas : le pouvoir est exercé par le peuple par l’intermédiaire du parlement. En ce sens, le Royaume-Uni est une démocratie parlementaire.
Le mot de « république » ne désigne pas une origine de la souveraineté mais un mode de gouvernement. En latin « respublica » renvoie à la chose publique, aux intérêts communs du peuple, défendus devant le Sénat par les « tribuns » dits de la plèbe. De là vient la devise de Rome, « Senatus Populus que Romae » (SPQR). Le mot république désigne un gouvernement dans l’intérêt général et non dans celui des individus, des partis, des classes ou de toute autre faction. Pour un républicain, le fait qu’une partie du peuple fasse de ses intérêts l’intérêt général est acte factieux.
En suivant cette définition de la République et son évolution, on comprend comment « république » et « démocratie » deviennent des termes indissociables comme idéaux politiques.
Glissement de sens
Mais pour qu’il en soit encore ainsi aujourd’hui, il faudrait conserver au mot démocratie son sens classique grec désignant la souveraineté de tous, celle du peuple et non pas celle de ses membres séparément, non pas celle de chaque individu ou partie du peuple, ce qui transformerait le régime républicain en régime factieux.
Malheureusement, quand on parle aujourd’hui de démocratie, on a cessé de parler grec ou latin pour penser en anglais ou en américain. « Democracy » en américain désigne moins la souveraineté du peuple en son ensemble que les droits de chacune de ses parties voire de chacun de ses membres. Comme le montre Hannah Arendt la révolution américaine insiste sur la liberté, celle de chacun, alors que la française fut d’abord celle de l’égalité entre citoyens.
Par ce glissement de sens la démocratie qui a assuré le régime républicain comme celui de l’intérêt général peut aujourd’hui l’ébranler par la revendication de chacun des individus et partie.
Morale stoïcienne
La république est une exigence et comme le disait Montesquieu avec toute la vertu d’une morale stoïcienne de l’abstention : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à la patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime. »