Décadence
À la uneÀ chaque époque les plus anciens face aux comportements nouveaux, aux modes déroutantes, aux conceptions nouvelles ont toujours eu beaucoup trop tendance à refuser d’y voir des progrès pour bien vite crier au déclin et à la décadence. Ils masquent ainsi leur peur du changement ou tout simplement retiennent leur temps qui passe et cesse d’être un présent pour se perdre dans un passé définitivement révolu.
Par Michel Barat, ancien recteur de l’Académie de Corse
Cette réaction est totalement humaine et fait partie intégrante de l’histoire même du progrès. Mais, il y a bien des moments où la décadence l’emporte sur l’espoir du progrès, où ce n’est pas le présent des anciens qui s’enfonce progressivement dans le passé mais au contraire où les contemporains reculent, refusent l’avenir et se replient sur des peurs irrationnelles : la contestation ne consiste plus à rêver de lendemains qui chantent mais transforme toute promesse de l’aube en crépuscule.
C’est dans ces heures crépusculaires que nous précipitent ceux qui manifestent en France contre les vaccins protégeant de la Covid-19 et crient à la tyrannie face à toute mesure de santé publique. Se repliant sur eux-mêmes, ils préfèrent les désastres d’une pandémie aux désagréments des mesures qui la combattent. Pire oublieux d’une culture générale d’école élémentaire, ils jettent aux oubliettes Pasteur et finissent par haïr toute rationalité et toute science pour s’adonner à la folie d’horribles histoires fantastiques que nous appelons « fake news » où de méchants croquemitaines capitalistes empoisonneraient l’humanité et où de faux savants fous trafiqueraient nos gènes pour prendre notre contrôle. Le seul problème c’est qu’ils ne jouent pas à faire peur ou à se faire peur mais qu’ils y croient au point de transformer nos temps en un tableau de Jérôme Bosch peuplés de créatures diaboliques. Ils parlent ou plutôt hurlent non pas pour repousser le mal mais pour s’y complaire.
Galilée et ses juges
Ils sont la décadence et tentent d’y entraîner le plus grand nombre possible en choisissant l’ignorance contre le savoir. Ils se croient de bonne foi et prétendent défendre la liberté d’opinion mais en occultant qu’une opinion n’est justement pas science : la dictature des opinions conduit à penser que tout vaut tout et que plus on est ignorant de ce dont on parle plus on a le droit d’être péremptoire jusqu’au déni de réalité. Beaucoup dans un esprit de compréhension, réfutant pourtant les dangers d’une telle attitude, reconnaissent une légitimité à ces contestations. Ils se trompent : ces manifestations sont sans doute légales, mais il n’y a rien de légitime à crier que la terre est plate. La légitimité était du côté de Galilée et non de celui de ses juges. Cette décadence est celle d’une perte de culture, celle qu’on appelait générale et qui constituait non pas un roman national mais un roman de l’humanité qui réellement ou au moins mythiquement donnait un sens à l’histoire de l’humanité et à chacune de nos existences humaines. Contrairement à ce qu’on pense souvent le niveau des générations nouvelles n’a pas baissé, il s’est plutôt techniquement élevé mais les savoirs techniques ne se rassemblent plus pour faire culture, une culture qu’on dit générale parce que faisant sens. Des cultures techniques éclatées ont laissé les personnes démunies sans sens, les réduisant à des individus dont seul l’intérêt propre faisait loi.
Le roman de l’humanité
Ainsi Victor Hugo après avoir été un si grand admirateur de Chateaubriand au point de s’écrier : « Être Chateaubriand ou rien » finit avec lucidité par constater combien cet écrivain, qui avait récusé l’histoire et les révolutions pour instaurer irrésistiblement la décadence, se révèle être un contempteur de l’humanité. À Guernesey, en son exil, il précisait en 1868 à Paul Stafer : « Chateaubriand est plein de choses magnifiques mais que c’était une personnification de l’égoïsme, un homme sans amour de l’humanité, une nature odieuse ! » Renouons avec l’amour de l’humanité en ne cédant pas aux attraits d’un individualisme, confinant à la haine des autres, au nom de la loi de l’opinion de chacun.
Il est grand temps de reconstruire le roman de l’humanité et d’en refaire notre culture en sortant du château, fût-il, celui de Combourg.