Marie-Ange Luciani ARTISANE DU SEPTIÈME ART
À la uneÀ LA TÊTE DE LA SOCIÉTÉ LES FILMS DE PIERRE DEPUIS 2018, LA PRODUCTRICE CORSE S’EST IMPOSÉE COMME UNE FIGURE INCONTOURNABLE DU MONDE DU CINÉMA. APRÈS LE SUCCÈS DE 120 BATTEMENTS PAR MINUTE DE ROBIN CAMPILLO QUI AVAIT RAFLÉ DE NOMBREUSES RÉCOMPENSES EN 2017, C’EST AUJOURD’HUI SA DERNIÈRE PRODUCTION ANATOMIE D’UNE CHUTE DE JUSTINE TRIET, COPRODUIT AVEC DAVID THION, QUI MULTIPLIE LES DISTINCTIONS. COURONNÉ DE LA PALME D’OR EN MAI DERNIER À CANNES, LE FILM QUI A DÉJÀ OBTENU 2 GOLDEN GLOBES AU MOIS DE JANVIER À LOS ANGELES, EST À NOUVEAU EN LICE OUTRE-ATLANTIQUE AVEC 5 NOMINATIONS AUX OSCARS, ET S’IMPOSE EN FRANCE AVEC 6 TROPHEES REMPORTES DONT CELUI DU MEILLEUR FILM LORS DE LA DERNIERE CEREMONIE DES CESARS. UNE VÉRITABLE CONSÉCRATION POUR LA PRODUCTRICE QUI S’IMPLIQUE AVEC PASSION DANS CHACUN DE SES PROJETS.
Par Karine Casalta
C’est dans une euphorie qui ne faiblit pas que la productrice a accueilli cette pluie de nominations qui vient distinguer le travail de toute une équipe. Car son engagement professionnel est marqué depuis toujours par son approche collaborative de son travail et sa grande proximité avec les cinéastes. «L’aventure de ce film est incroyable, et je trouve qu’elle nous ressemble. On est très liés avec David Thion, qui a produit le film avec moi, avec Justine Triet, et avec Arthur Harari, aussi, qui a écrit le film avec Justine; notre affection, notre amour se transmet. On sent qu’il y a beaucoup d’amour autour de ce film!»
UN ENTHOUSIASME QUI REFLÈTE SA PASSION INFINIE POUR LE CINÉMA
«Je pense que le cinéma m’a ouvert au monde! Enfant, je regardais beaucoup de films à la télévision, de toute sorte, il en passait beaucoup à l’époque. C’était un véritable rendez-vous du soir, en famille. Puis mon père a eu un jour cette formidable idée de m’acheter une télévision et un magnétoscope, c’est véritablement là que j’ai commencé à construire ma cinéphilie. Il n’y avait pas réellement à l’époque de multiplex en Corse, donc je louais énormément de films en vidéoclub, je m’étais abonnée à Première, aux Cahiers du cinéma, à Studio magazine, je me faisais des listes, mon amour du cinéma est arrivé comme ça.» Car pour la productrice, qui est née et a grandi à Ajaccio, le cinéma était aussi une façon de voyager. Partie par la suite faire des études de littérature à Aix-en-Provence, sa cinéphilie ne se tarie pas. Elle fréquente alors quotidiennement le cinéma Mazarin, situé pour son plus grand bonheur en face de chez elle. «J’y allais chaque jour, parfois même plusieurs fois par jour! J’avais alors un rapport presque physique avec le cinéma qui ne m’a jamais plus quittée.» Elle poursuit par la suite ses études universitaires à Paris, inscrite en DEA de littérature comparée à la Sorbonne. Puis, envisageant de devenir professeur d’université, elle commence une thèse, tout en préparant un diplôme d’administration du spectacle. C’est là, à l’occasion d’un stage chez le distributeur de films AD VITAM, qu’elle rencontre le producteur Gilles Sandoz et que son destin va basculer vers le monde du cinéma. Abandonnant l’idée d’une carrière universitaire, elle commence alors à travailler avec ce dernier alors que son entreprise périclitait: «J’ai commencé dans la catastrophe, ce qui n’est pas mal puisque ça m’a appris plein de choses. Tout ce qu’il ne fallait pas faire dans la gestion de mes affaires en tout cas ! Mais aussi et surtout, il m’a donné le goût du risque ! Car c’est un très grand producteur, avec un flair incroyable. Il m’a emmené avec lui sur les plateaux, sur les montages de films, je l’ai beaucoup observé, écouté, regardé et j’ai beaucoup appris.» Car, souligne-t- elle, «produire, ce n’est pas que financer».
CHAQUE FILM, UNE AVENTURE COLLECTIVE
Forte de cette expérience, elle rejoint par la suite la société de production Les Films de Pierre, créée par Pierre Bergé et Pierre Thoretton, qui lui offrira de travailler avec Hugues Charbonneau et produire 120 Battements par minute. Primé plusieurs fois, le film remportera notamment le Grand Prix du Festival de Cannes en 2017, et obtiendra six Césars en 2018. Un premier grand succès pour la productrice qui rachète la même année, après la mort de Pierre Bergé, la société de production. Désormais à la tête de sa propre société, elle est reconnue pour son implication profonde dans chaque projet, s’engageant pour chaque film très en amont. « J’ai une façon de produire très artisanale. Ça commence souvent par une rencontre, une idée, et ensuite le scénario se construit. Justine par exemple est venue me voir avec simplement au départ trois idées: un chalet, une femme, et un enfant aveugle. Et peu à peu l’intrigue s’est développée. Je suis ainsi très présente du scénario au tournage – je vais beaucoup sur les plateaux – et au montage, car le montage est aussi une forme d’écriture. Et là je crois que mon bagage littéraire m’a beaucoup aidée et me donne une singularité dans l’approche d’un film. » Elle vit ainsi chaque projet comme un travail d’équipe: «Pour moi, le cinéma est une aventure collective. Je produis des personnalités qui sont dans cette approche. Évidemment, le réalisateur reste le maître d’œuvre, mais il a besoin des
compétences des autres, pour le son, la lumière, la déco… pour pouvoir construire son film. C’est un travail où il faut être ensemble. C’est ce qui est intéressant dans ce métier, ce que j’aime: regarder tout ça et construire une équipe.»
CONJUGUER CRÉATIVITÉ ET PRAGMATISME
Intervenant ainsi bien au-delà du simple financement, la productrice incarne une réelle alliance entre vision artistique et gestion pragmatique de chaque projet, s’efforçant pour chacun de jongler avec les rêves créatifs des cinéastes et les réalités financières du marché. Sans hésiter non plus à prendre des risques calculés pour investir dans les projets qui la séduisent. Avec aussi, quels que soient ses succès passés, toujours la même nécessité de convaincre ses partenaires financiers. «Chaque film est un prototype et nécessite de tout recommencer à chaque fois. Une fois qu’on a la confiance de nos partenaires, le bon scénario, le bon réalisateur, on a cette chance en France de pouvoir encore financer nos films avec des partenaires fidèles qui sont Canal Plus, France Télévisions, les avances sur recettes du CNC etc.» Et de souligner ici l’importance de la fameuse exception culturelle française visant à soutenir un cinéma indépendant, qui est, selon la productrice, plus que jamais indispensable à la bonne santé du cinéma français. « Je suis très engagée sur cette question politique de notre exception culturelle et comment la préserver. Il y a une politique culturelle menée aujourd’hui qui ne nous est pas toujours favorable, même s’il y a eu des avancées. Il y a des mutations sociétales qui impactent les salles, le cinéma, la façon dont on regarde les films, l’arrivée des plateformes qui n’a pas été anticipée… Il y a un équilibre à trouver qui doit permettre à tous de cohabiter. Et sans une politique culturelle forte qui renforce la possibilité d’une grande diversité de propositions cinématographiques, le risque est d’être comme tous les autres pays d’Europe qui ont perdu leur cinéma, leurs salles et leurs talents! C’est pourquoi nous tirons la sonnette d’alarme! Il faut être très vigilants! Tout notre système d’exception culturelle est construit sur des obligations d’investir dans le cinéma français, et dans le cinéma de diversité, en cela on a gagné. Pas assez à mon sens, mais on a gagné!» Et de se réjouir d’autant plus de la vitalité de notre production cinématographique nationale : « Quand je regarde les nominations aux Césars cette année, il y a une grande diversité de films de qualité, à tous les budgets : il y a un film à moins de 1 million d’euros – un très petit budget – Le Procès Goldman qui a sept nominations; un premier film Chien de la casse produit par une jeune productrice et très peu financé, qui s’invite dans la case meilleurs films, c’est très beau! Et d’autres plus attendus, qui ont aussi très bien marché, comme le nôtre, ou encore le film de Jeanne Herry, Je verrai toujours vos visages, qui sont par ailleurs des films de femmes, c’est bien de le noter. Sans oublier Le règne animal qui a très bien marché en salle et s’est très bien vendu dans le monde entier. C’est une très bonne nouvelle, cela montre qu’on peut faire du cinéma de genre en France, que ça peut marcher, et qu’on n’a rien à envier aux Américains! Et c’est aussi toute une génération de quarantenaires qui est en train d’arriver, que ce soit au niveau des producteurs que des réalisateurs et des scénaristes. C’est très important ce renouvellement de génération qui est en train de se faire. C’est beaucoup de bonnes nouvelles!» Force motrice de ce cinéma contemporain, la productrice en est elle- même une de ses architectes incontournables. Sa passion pour l’art cinématographique, sa résilience face aux défis de l’industrie et son engagement envers la diversité font d’elle aujourd’hui, une figure indispensable dans la constellation des personnalités du septième art.