LES SONDAGES OU LE MARCHÉ DE L’OPINION
À la uneQuelques mois avant un scrutin électoral, les sondages apparaissent et se multiplient au point de devenir quotidiens. Ils répondent à une curiosité intellectuelle voire à une préoccupation pour les votes les plus importants ou du moins y répondaient.
Par Michel Barat ancien recteur de l’Académie de Corse
Mais ils ont petit à petit induit de la lassitude de même que la politique suscite de plus en plus de désintérêt. Il n’est pas interdit de penser que les deux phénomènes soient liés sans que leur concomitance génère un lien de causalité. La lassitude de la politique ne peut qu’aller de pair avec celle de ses commentaires et des sondages.
Les scrutins qui devraient revêtir une certaine solennité au regard de leurs conséquences, se sont petit à petit amenuisés en routine d’un rituel républicain usé voire obsolète. On ne peut que le constater avec le taux d’abstention si élevé que les abstentionnistes deviennent le premier parti du pays. On en est arrivé là parce que la chose politique et les scrutins électoraux sont traités comme des marchandises d’un marché. La multiplication des sondages traduit celle des enquêtes de marketing. Les écoles de commerce vont bientôt devenir plus efficaces dans le champ politique que celles de sciences politiques. Il faut établir le profil de l’électeur comme on établit celui du consommateur. Mais en faisant de l’électeur un consommateur, on lui ôte le goût de consommer, pardon de voter.
Le politique vassale de la com
Une campagne électorale se fait aujourd’hui d’abord sur les réseaux sociaux, en fait asociaux, et non plus ou très peu par des réunions électorales. De plus, même les émissions politiques télévisées ont perdu beaucoup de leur attrait. La qualité tant sur la forme que sur le fond de ces émissions devient tout aussi catastrophique que les campagnes électorales officielles sur les chaînes de télévision publiques. Seul semble résister le débat final des élections présidentielles.
Le discours politique lui-même quel qu’il soit n’obéit plus aux règles de la rhétorique politique mais à celle de la communication telle que l’entendrait un directeur de la communication d’une société internationale de produits de vaisselle. Il est facile de l’illustrer car ce mouvement ou cet abaissement date depuis longtemps : le slogan et surtout l’affiche « La force tranquille » de François Mitterrand aurait pour certains d’abord été prévue pour son adversaire, Valéry Giscard d’Estaing. Mais le grand publiciste Séguéla estima que cela convenait beaucoup mieux à François Mitterrand : l’histoire lui a donné raison d’autant plus que l’efficacité de l’affiche résidait surtout dans le paysage de campagne et le clocher de l’église qui a priori aurait semblé plus convenir à l’Auvergnat de Chamalières.
Hypermarchés éphémères
Cet usage efficace à contre-emploi révèle que le discours et l’imagerie politique cessent d’être un ensemble de signes pour se réduire à des signaux : le signe est composé d’un signifiant (graphème, phonème ou dessin) renvoyant à un signifié (idée) alors que le signal provoque un acte plus ou moins automatique comme le feu rouge déclenche l’arrêt. Les codes politiques cessant d’être des signes pour se réduire à des signaux, ils court-circuitent la réflexion et déclenchent le vote comme une publicité déclenche l’acte d’achat. Convaincre de voter pour quelqu’un suit les mêmes méthodes que déclencher un réflexe d’achat. Si la noblesse de la dispute politique consistait dans un débat où s’affrontaient des idées, malheureusement aujourd’hui les équipes de campagne des candidats se comportent comme les commerciaux de produits de grande consommation.
Les périodes électorales sont devenues des hypermarchés éphémères. Il suffit d’écouter les commentateurs politiques qui se félicitent de la fin des idéologies pour critiquer les différents candidats comme l’on fait une étude comparative des produits lancés sur le marché. C’est ainsi que dans les annotations de copies d’élèves de grandes institutions de sciences politiques, on peut parfois lire : « Vous n’êtes pas là pour penser ».
Qualification trompeuse
Les sondeurs et leurs spécialistes participent non seulement à cette dégradation de la vie politique mais à sa destruction avec en plus la qualification trompeuse de scientifiques comme si une sociologie, fût-elle la plus pertinente, avait le même statut que les sciences exactes.
Parfois, on peut se demander si l’incantation (faussement) scientifique ne rejoint pas l’incantation magique.