L’ÉTAT, L’ÉGLISE, LE SPORT ET LE SACRÉ
À la uneHistoire d’une relation existentielle
Par Jean-Pierre Nucci
L’analyse chronologique du rapport au sacré démontre que la transgression à la règle du moment édictée par l’État ou l’Église conduit inexorablement à la condamnation. Peu échappèrent à cette réalité. Cette soumission au sacré a toujours été omniprésente dans nos sociétés. Elle trouve sa source dans l’Athènes Antique. Rien de très surprenant que la civilisation athénienne, berceau de la démocratie, ait ouvert ce chemin. Athènes donc, tout commence ici en 399 avant J.- C. par le procès de Socrate. Il est reproché au père de la philosophie de corrompre la jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la cité. Pour ces faits, l’accusateur public le condamne à boire la Ciguë. C’est le premier procès du genre. D’autres suivront. Le plus célèbre d’entre eux reste la crucifixion de Jésus. Quand Caïphe, le grand prêtre lui demande s’Il est le fils de Dieu, Jésus répond : « Je le suis. » Le grand prêtre déchire alors ses vêtements, signe conforme à la procédure judiciaire en cas de blasphème. Comme Socrate, la condamnation du Christ ne relève pas uniquement du fait religieux. Jésus était certes un blasphémateur pour le Sanhédrin*, mais un perturbateur à l’ordre public pour Rome. Sa mise à mort fut aussi politique.
Au Moyen Âge, le pape ordonna de reprendre la Terre sainte. Il s’agissait de châtier par-là non pas un blasphème mais un sacrilège, c’est-à-dire un acte. Pendant cette période dénommée improprement « l’obscurantisme », le périmètre de la sphère accusatoire se déploiera dangereusement. L’Inquisition, les Croisades sont l’expression la plus significative de ce dérapage répressif. Pour en rajouter, les réprimandes ne se limiteront plus à l’autorité religieuse, elles s’élargiront à la personnalité du roi. Né de droit divin, toute critique ou agression envers sa personne sera perçue comme une atteinte au sacré. On passera les guerres de religions et ses horreurs où protestants et catholiques se renvoyèrent la balle de l’impiété pour avancer dans le temps. À la période des Lumières. En 1748, paraît De l’Esprit des lois. Seront saisis là les grands principes qui régiront les sociétés politiques. Dans cet essai, Montesquieu ouvre la voie de la clémence en insistant sur la nécessité de distinguer les sphères religieuses et politiques. Pour lui le blasphème, non le sacrilège, ne doit recevoir que des sanctions religieuses (Excommunication, retraites, prières…). Il ne sera pas entendu, son texte sera mis à l’index par l’Église et dénoncé par le roi. L’alliance entre le spirituel et le temporel se renforcera à dessein, afin que chacun conserve ses pouvoirs respectifs. Au cours de l’année 1651, en parfaite contradiction avec Montesquieu, Louis XIV promulgua une déclaration contre les jureurs et les blasphémateurs. Dans sa dérive punitive, il ira jusqu’à révoquer l’Édit de Nantes si cher au bon roi Henri IV.
«Quiconque blasphème contre l’Esprit Saint n’obtient jamais de rémission. Il est coupable d’un péché éternel.» Marc 3, 28-29
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.»
Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Ces deux citations a priori contradictoires se rejoignent sur un point. La première omet de définir le châtiment réservé au blasphémateur, la seconde à celui qui contrevient à l’ordre public établi par la loi.
L’un des progrès juridiques qu’apporta la Révolution, c’est l’impunité du blasphème. Comme on l’a vu, sous l’Ancien régime, nul n’avait le droit de s’y prêter et encore moins de faire acte de sacrilège envers Dieu ou le Roi sous peine de mort! Imaginons aujourd’hui une personne conduite à la guillotine pour avoir injurié le président de la République ou un Cardinal («Casse-toi, pauv’con!») La triste et regrettable affaire du chevalier de La Barre est là pour éclairer nos mémoires. En 1766, ce jeune homme fut victime de l’obscurantisme. Penchons-nous un instant sur son histoire. Les faits se sont déroulés dans la Somme, à Abbeville plus précisément. François-Jean Lefebvre, chevalier de La Barre, descendant d’une famille de parlementaires, fut supplicié. À l’âge 19 ans à peine, sa langue fut arrachée, sa main coupée, puis il fut décapité et son corps brûlé à petit feu. Qu’avait-il fait pour mériter ce sort? Rien
de très condamnable. On en rirait de nos jours. En l’année 1766 donc, au cours d’une procession religieuse, ce jeune impudent s’était montré irrévérencieux. Mal lui en avait pris. Au passage de la statue à l’effigie de la Vierge, il avait ostensiblement refusé d’ôter son chapeau, de s’agenouiller et, pour en rajouter, s’était illustré en entonnant des chansons de corps de garde**. Il fut arrêté pour ces faits sur dénonciation. Les investigations qui suivirent furent menées avec partialité par un certain Duval de Soicourt, roturier à l’ambition contrariée. Une fois le chevalier emprisonné, on ordonna la perquisition de son domicile. Pour son malheur on y découvrit un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire. La détention de cet ouvrage prohibé sonna son glas. L’affaire fut gonflée de manière calomnieuse et devint politique. Même l’Église s’inquiéta d’un traitement aussi inapproprié aux faits. Son procès fut instruit à charge à une période peu propice à la clémence. Face au raidissement du Parlement de Paris, souverain en la matière, et à l’hostilité du roi Louis XV vis-à-vis des idées nouvelles, son cas fut érigé en exemple. La cour ordonna qu’il soit supplicié et que son «Dictionnaire» soit brûlé de même. Cette dernière sanction visait indirectement Voltaire. Le grand philosophe alerta l’Europe entière de sa relation avec la mort du chevalier de la Barre afin d’obtenir sa réhabilitation. Juste avant de mourir, il demanda à Condorcet, qui accepta de grâce, de poursuivre ce combat. Le chevalier fut réhabilité en 1793 (pendant la Terreur!) après la chute de la monarchie de droit divin et la disparition du crime d’hérésie.
Cette peine pour impiété et blasphème fut la dernière prononcée en France. Elle reste dans l’esprit de tous comme l’un des premiers combats menés pour la laïcité.
En créant un dédit vague, non défini, vous livrez les citoyens à l’arbitraire du parquet et du juge. Est-ce là ce que vous oserez appeler une loi de liberté, une loi républicaine ? Georges Clemenceau
Pour donner suite à une sombre affaire politique, la Chambre des députés délibéra pour que soit introduit dans le droit français le délit d’offense au président de la République. L’esprit qui anima les paroles du grand Georges le 21 juillet 1881 était empreint de dénonciation envers la volonté parlementaire d’un retour au caractère sacré dans la sphère politique. Il ne fut pas entendu. Depuis la Révolution, le roi, l’Église avaient perdu cet avantage, la République le transférera à son Président.
Pendant longtemps, la sentence inhérente à une atteinte au sacré relevait, d’une manière partiale convenons-en, d’une autorité hiérarchique incontestée. L’Église, Le Roi, le président de la République. Je passe les exactions commandées par le Comité de Salut Public envers les citoyens éclairés et les prêtres réfractaires pour me concentrer sur l’évolution récente du rapport au sacré. Est apparue dans les années soixante-dix un fait nouveau en la matière. La notion sacrée se transforma en une notion à géométrie variable. La personne sacrée n’est plus reconnue par le peuple, mais par un groupe de fanatiques. Au nom d’une folie religieuse ou identitaire, des terroristes massacrèrent des innocents. La sentence est prononcée sans procès préalable. La victime est jugée coupable à l’avance, elle n’a aucun droit à se défendre. Tout est entendu a priori, on tue car on est certain d’avoir raison. Il y a là une remise en question des fondements de la démocratie. Nul n’a le droit de se faire justice lui-même.
Venons-en au sport. Quelques exemples significatifs ont démontré que des atteintes au sacré se sont invitées là aussi sous formes diverses. En voici quelques-unes. Actualité oblige, commençons par les Jeux olympiques. «Black power» en 1968. Aux Jeux de Mexico, deux athlètes afro- américains levèrent sur le podium chacun un poing ganté de noir. L’acte par nature politique dénonçait le mauvais sort réservé à la communauté noire américaine. Pour ce sacrilège envers l’autorité olympique, ils furent condamnés à rendre leur médaille.
Penchons-nous maintenant sur le cas des supporters bastiais. Au stade de France, lors de la finale de la coupe de France du 11 mars 2002, une partie de ceux-ci sifflèrent La Marseillaise. Un blasphème identitaire qui déplut au président de la République, M. Jacques Chirac. Il refusa de saluer les joueurs considérant que l’on avait insulté par ce fait le caractère sacré de la Nation.
Pour finir, les Jeux de Paris 2024. En réponse à l’agression militaire de l’Ukraine par les troupes russes, le comité international olympique interdit à la Russie de participer aux Jeux. En revanche, dans le souci de ne pas sanctionner les athlètes russes, elle atténue sa décision en autorisant ceux-ci à participer aux Jeux en leur nom propre à condition d’avoir fait preuve de neutralité dans le conflit. La mesure divise encore.
*Sanhédrin: Assemblée des grands prêtes (Sadducéens) qui avait autorité sur la chose religieuse. **Chanson de corps de garde : chant paillard.