Joséphine Vallé Franceschi : la photographe qui superpose les rêves

Dans un monde saturé d’images informatives, Joséphine Vallé Franceschi s’impose à contre-courant en suspendant le réel. À l’aide de son appareil argentique, la photographe originaire du Cap corse se plaît à fabriquer des souvenirs qui n’ont jamais existé, laissant flotter l’imagination de chacun dans un univers empreint de poésie. Véritables œuvres d’art, ses photos sont une invitation au lâcher-prise.

Par Karine Casalta

Photographe singulière, Joséphine ne capte pas l’instant, mais le décale et le transforme. Avec son appareil argentique, elle sculpte les images comme d’autres écrivent des récits, par un jeu très technique de surimpressions argentiques en superposant deux prises de vue sur une même pellicule.« Je prends une première photographie, je bloque la prise de vue, puis j’en prends une seconde par-dessus dans un autre lieu, à un autre moment, explique-t-elle. Je compose avec la couleur, la matière. Après, c’est la surprise : ce n’est qu’au développement que le résultat apparaît ! Je suis la première spectatrice de mes images… »

Aucun artifice numérique, aucun montage, simplement la magie de la lumière, du hasard et de la mémoire argentique. « J’aime bien l’idée de convoquer le hasard dans mon travail. Et que ce soit un subtil mélange entre maîtrise et surprise. Je ne recherche pas la perfection, mais une harmonie que j’entrevois l’espace d’un instant », confie-t-elle.

Une écriture de l’image par la surimpression

Cette technique, héritée en partie de son père, lui aussi photographe, s’accompagne parfois d’une écriture discrète : « Au dos de mes œuvres, il y a souvent une phrase, une amorce de récit. C’est un fil narratif invisible, qui relie les deux images. Comme une petite fiction intime. »

Ainsi, de cette collision volontaire entre des instants différents, la photographe fait naître un entre-deux où les repères d’espace et de temps sont abolis. Là où d’autres figent l’instant, Joséphine ouvre des portes vers un ailleurs indéfini, avec des images mouvantes, à la fois douces et vibrantes.

« Et puis, il y a ce rapport au temps avec la pellicule qui m’intéresse, poursuit-elle. Entre le moment où je prends la photo et le moment où je la reçois, j’ai le temps d’oublier les photos que j’ai prises. J’aime aussi ce rapport-là au temps. »

Il en résulte des œuvres qui évoquent l’évasion, le rêve et la mémoire justement, donnant à voir à chacun un fragment de récit qu’il est libre de s’approprier. Elles ne racontent pas ce qui s’est passé, mais ce que l’on croit se rappeler. « Mes clichés sont des propositions pour l’imagination. Leurs histoires ne sont pas figées mais laissent libre cours à l’imaginaire, explique-t-elle. J’aime l’idée qu’en regardant mes photographies chacun puisse visiter son musée intérieur et puisse y piocher un ou plusieurs souvenirs. J’ai envie, en tout cas, de procurer chez le spectateur cette forme de nostalgie heureuse. Et convoquer autant d’interprétations que de regards possibles. C’est vraiment l’ambition de mon travail. »

 
« Dans un monde où l’image ordonne, j’ai envie de proposer à l’imagination un espace de liberté. »

« J’aime aussi rompre avec le présupposé réaliste de la photographie. Parce que ce que je fais ce n’est pas du tout réaliste. » Et de parler avec émotion d’un projet né à Naples, il y a quelques années : « Le secret bleu de Monsieur Kaplan », inspiré par un personnage imaginaire dont elle a aimé nourrir la présence dans les couloirs du palais où elle séjournait. « Ce personnage fictif – Kaplan – est venu s’immiscer dans mes pellicules, devenant le fil conducteur d’une série autour de “Voir sans être vu”, nourrie de hasards et de signes, comme cette cafetière Bialetti et ce chapeau abandonnés à l’aéroport de Naples, surgit près de moi comme une confirmation silencieuse de sa présence. » Sa démarche se nourrit ainsi volontiers de l’imprévu : un moment de flânerie dans un café, un article lu au hasard, une scène de vie qui résonne, une rencontre fortuite… Ce sont souvent ces détails du quotidien qui déclenchent l’élan créatif – des instants suspendus, sans but ni urgence, où la spontanéité prend le dessus et devient moteur de création.

Une esthétique née du cinéma et de l’enfance

Bercée par les films en Super 8 familiaux, Joséphine manipule un appareil argentique depuis l’âge de sept ans. « Je n’ai jamais fait d’école d’art, mais chez moi, il y avait un sens du cadre, une culture visuelle très forte, notamment cinématographique. Mon père nous montrait beaucoup de films. Je me souviens même avoir parfois séché les cours pour aller au cinéma. Et ma mère a un goût prononcé pour l’harmonie des couleurs. Il y a vraiment cette culture familiale très forte autour de l’image. »

Un goût qui va naturellement la conduire à s’orienter vers cet univers. Formée à la littérature et au cinéma à la Sorbonne, elle s’envole un temps pour l’Italie, où elle travaille au service culturel de l’ambassade. Entre 2011 et 2013, elle y coordonne les rencontres cinématographiques de la Villa Médicis et du Palais Farnèse.

« Les années à Rome, c’était… fabuleux ! Festif et culturel à la fois. J’ai vraiment beaucoup aimé ces années-là. »

Poursuivant discrètement en parallèle sa pratique photographique, elle remporte aussi son premier prix photo à Paris. « Quand je suis rentrée, j’ai commencé progressivement à montrer un peu mes photos, mais sans m’y consacrer pleinement. » Dotée d’un master de production de cinéma et de télévision, elle travaille alors pour différentes boîtes de productions et collabore avec le CNC et France 2 en tant que lectrice de scénarii.

Elle réalise aussi en 2013, un premier court métrage Amiante, que le public pourra redécouvrir cet été en Corse, au programme en août du cinéma itinérant Ciné maquis. « Je suis vraiment contente que ce film se réveille. Il avait été montré un peu à Paris et en Corse, mais pas assez à mon goût. Là, je suis très heureuse qu’il continue sa vie ! » confie-t-elle en aparté.

Un enracinement insulaire, socle émotionnel et lumineux de son œuvre

Peuplé de références sensibles, cet univers cinématographique irrigue encore son travail visuel aujourd’hui : « Beaucoup d’inspirations se mélangent, dit-elle. Toute la période américaine d’Antonioni. Les robes pastel des Demoiselles de Rochefort, le teint hâlé de Cécile dans Bonjour Tristesse, les piscines d’Hockney… il est vrai que cela tourne beaucoup autour du cinéma. » Et de citer de nombreux films français et italiens des années 60, 70 comme Plein Soleil, Les Aventuriers, Rocco et ses Frères, Le Guépard, et bien d’autres… « Il y a beaucoup de films, je dirais. Et puis évidemment aussi des classiques comme, La Méditerranée de Matisse ou de Dufy , et les images, les atmosphères méditerranéennes, liées à l’intimité et à la chaleur de l’été, la famille, l’odeur vanillée du sable chaud…» Des émotions qui la ramènent en Corse, et plus précisément dans le Capoù ellerevient dès qu’elle le peut dans la maison familiale « Mes souvenirs d’enfance là-bas sont tellement forts, les odeurs, les lumières, les paysages…, dit-elle. Je vois la Corse comme un lieu catalyseur au sens de révélateur. J’ai cette sensation que quand je suis en Corse, toutes les émotions sont exacerbées. Les photos prises là-bas sont d’ailleurs pour moi les plus émouvantes. En tout cas, plus fortes en termes de sensations. Chaque été, il y a quelque chose qui se joue, même au sein de la famille, les émotions sont décuplées. La Corse est un lieu d’intensité. J’y ai passé tous mes étés, et aujourd’hui, j’ai à cœur que ma fille, née en octobre, puisse aussi être imprégnée de ces racines. »

Une artiste en mouvement

Naviguant entre photographie et vidéo, Joséphine n’hésite pas à explorer de nouveaux domaines. En juin dernier, pour le centenaire de la galerie Larock-Granoff – où elle est présentée – elle a relevé le défi de quitter sa zone de confort pour réinterpréter une œuvre de Raoul Dufy sous forme d’aquarelle. « J’ai proposé à la fois une photo et une aquarelle. C’était un risque, mais c’est aussi ça, le moteur de la création. »

Un processus de création profondément lié aussi au mouvement « Il y a certainement ce goût de l’aventure qui me vient de ma famille, des Corses partis en Amérique du Sud. Il faut souvent que je sois en mouvement pour pouvoir créer. C’est très important. J’ai besoin de voyages, de résidences. Et d’ailleurs, mes idées se forment souvent quand je marche. »

Aujourd’hui, la jeune photographe qui ouvre volontiers son atelier parisien de la rue d’Uzès aux curieux et collectionneurs expose régulièrement à Paris (galerie Larock-Granoff), à Saint-Germain-en-Laye (Matschi Galerie), à Marseille (Faces Galerie) et en Italie. Engagée, elle participe aussi, avec 50 femmes artistes, au collectif ©Le Cercle de l’Art qui offre chaque année à des artistes plasticiennes émergentes un programme d’accompagnement pour les aider à développer leur carrière et trouver une stabilité économique. Outre un programme riche autour de résidences et de rencontres, il permet aussi chaque année au mois d’avril à des collectionneurs d’acquérir des œuvres en échelonnant les paiements. Cela permet aux artistes de concentrer le moment des ventes et se consacrer librement le reste de l’année à la création.

Ainsi sans jamais chercher à expliquer le monde, Josephine préfère en élargir les possibles, laissant place dans un silence ébloui à l’interprétation, au rêve et à ce que chacun porte en soi : les souvenirs d’un été prochain…

https://www.josephinevallefranceschi.fr

instagram : josephinefranceschi

Jusqu’au 2 août à la galerie Larock-Granoff à Paris https://www.larock-granoff.fr/

©Le Cercle de l’art https://www.lecercle.art/