
Le sol européen connaît de nouveau la guerre depuis que la Russie, le 24 février 2022, a envahi l’Ukraine. Les pays de la zone comme la Roumanie, la Moldavie et même la Pologne se sentent menacés.
Par Michel Barat, ancien Recteur de l’Académie de Corse
Les pays baltes ont maintenant des craintes pour leur sécurité. Les grandes nations européennes qui depuis l’effondrement de l’Union soviétique avaient réduit drastiquement leur budget militaire pensant pouvoir profiter des dividendes de la paix se réarment au plus vite. Il est possible de voir une internationalisation de ce conflit puisqu’on a pu voir des troupes nord-coréennes combattre aux côtés de l’armée russe. Le jour où la Russie envahit l’Ukraine, c’est la fin de l’illusion du droit international. S’ouvre donc l’ère des prédateurs pour qui la loi du plus fort est la meilleure.
« Bellum omnium contra omnes », « la guerre de tous contre tous », cette expression latine nourrit toute l’œuvre fondamentale de philosophie politique de Hobbes. On a besoin d’un monstre, un « Léviathan » pour faire régner la paix entre les hommes. Un monstre dont la puissance, qui est celle de semer la mort, fait taire le conflit par peur de ce troisième venu. Mais ce dont parle Hobbes c’est de la permanence de l’état de guerre entre les individus : seul peut le faire cesser un monstre qui prend le nom d’État. Les rivaux abdiqueront la liberté de leurs désirs réciproques que devant cette puissance tierce qu’est l’État.
Du particulier à l’universel
L’État possède ainsi l’usage légitime de la force pour faire régner ou rétablir la paix parmi les hommes qui par nature sont animés par la violence de leur désir. Hegel reprend cette thèse en affirmant en 1821 dans ses « Principes de la Philosophie du droit » que « la guerre préserve la santé morale des peuples ». L’État pour lui a non seulement le droit mais le devoir de déclarer la guerre pour contraindre les citoyens par peur de la mort de sortir du désir particulier pour s’élever jusqu’à l’universel. Par ce rappel de la mort la guerre a une vertu morale pour lui. L’usage de la violence est le travail du négatif dans l’Histoire qui s’avance vers l’apparition de l’Esprit. Il en vient jusqu’à écrire à son fidèle ami, Niethammer, qu’il avait « vu l’Esprit du monde passer à cheval » en regardant Napoléon pénétrant dans la ville après la victoire d’Iéna le 13 octobre 1806. Karl Marx reprendra cette idée en faisant de la « lutte des classes » le moteur de l’histoire qui s’achèvera par la société sans classes et donc par la disparition de l’État.
Pour mettre ses pas dans ceux de Hegel puis de Marx une condition est requise, croire au sens de l’histoire. Avec la lucidité de Raymond Aron il faut constater que la seule leçon de l’histoire c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire. C’est bien « les hommes qui font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». En un mot ce n’est pas l’histoire qui fait la conscience historique mais la conscience historique qui fait l’histoire pour paraphraser à l’envers Karl Marx.
Les Européens auront compris que l’Amérique ne sera plus le « Léviathan » qui ramène la paix et ont augmenté significativement leurs moyens de défense et commencé timidement à donner sens à l’idée de défense européenne.
Le brutal retour
Cette conscience est tragique et nous ne faisons qu’écrire l’histoire du présent. On a l’habitude de penser que le premier véritable historien grec est Thucydide avec son œuvre sur « La Guerre du Péloponnèse » parce qu’il commence par les trente ans qui l’ont précédée. En fait la conscience historique advient aux Athéniens par leur défaite face à Sparte les contraignant à détruire les « Longs Murs » qui protégeaient la route du port du Pirée. Leur conscience historique naît de cette tragédie.
Et pourtant, il nous faut comprendre cette conscience tragique. C’est aussi tragiquement que les Européens qui avaient cru en « la fin de l’histoire » en vivent le brutal retour. La brutalité de ce retour par la guerre en Ukraine les aura obligés à prendre conscience d’eux-mêmes mais les a aussi déboussolés. Ils ont compris que l’Amérique ne sera plus le « Léviathan » qui ramène la paix et ont augmenté significativement leurs efforts de défense et commencé timidement à donner sens à l’idée de défense européenne.
Esprit munichois
Le trouble est cependant tel qu’ils n’arrivent pas à faire face clairement et avec cohérence au drame du Moyen Orient. Ils risquent de voir l’histoire se faire sans eux car l’esprit munichois les menace.