
PSYCHOLOGIE INSULAIRE ET TEMPORALITÉ SOCIALE
Par Cédric Daudon
1969; Ainsworth, 1978). Elle découle de l’attachement affectif et de la crainte de l’inconnu. Heureusement, enfants comme parents s’adaptent généralement vite à la nouvelle routine. En quelques jours, les tout-petits prennent leurs marques en classe et comprennent que la séparation est temporaire, tandis que les parents apprennent à gérer ce pincement au cœur en voyant leur enfant grandir.
LA DYNAMIQUE SOCIALE EN FIN DE SAISON TOURISTIQUE
En Corse, la transition de la fin août est particulièrement marquée par le départ massif des visiteurs estivaux. Chaque année, l’île voit affluer environ 3 millions de touristes entre mai et septembre (INSEE, 2022), avec un pic estimé entre 400000 et 450 000 vacanciers présents simultanément au mois d’août (ATC, 2023), pour à peine 350000 habitants permanents. Durant cette haute saison, notre vie quotidienne est profondément transformée: routes engorgées, plages bondées, villages animés par une foule de visages nouveaux. Cette surpopulation saisonnière crée une pression sociale et environnementale tangible.
Les études en psychologie environnementale (Evans, 2003; Gifford, 2007) ont montré que la densité humaine élevée, le bruit et l’agitation constants peuvent accroître le stress perçu, l’irritabilité et la fatigue mentale. Sans forcément s’en rendre compte, les locaux subissent pendant l’été une forme de surcharge sensorielle – il faut élever son seuil de patience, partager son espace, et accepter une perte temporaire de tranquillité.
Lorsque vient la dernière semaine d’août, un changement radical s’opère. Les «aoûtiens» plient bagage. Beaucoup n’ont d’autre choix que de rentrer chez eux pour la reprise du travail et l’école, souvent à partir du week-end du 15 août ou à l’approche de septembre.
Quelques irréductibles prolongent un peu leur séjour, profitant d’un dernier petit pont de fin d’été si le calendrier le permet, mais la majorité repart. En l’espace de quelques jours, la Corse passe donc du tout au tout. Ce retrait soudain de centaines de milliers de personnes a des effets immédiats sur l’atmosphère locale.
D’abord, c’est un soulagement collectif palpable. La pression retombe d’un coup. Les embouteillages sur les routes côtières ou montagneuses disparaissent presque du jour au lendemain. Sur le littoral, les plages autrefois bondées redeviennent tranquilles. Pour nous, ces espaces familiers redeviennent vivables. En psychologie sociale, la possibilité de disposer d’un espace personnel suffisant est essentielle au bien-être et au sentiment de contrôle sur son environnement (Altman, 1975; Stokols, 1972). Ainsi, beaucoup de Corses éprouvent en septembre un véritable sentiment de réappropriation de notre île.
Ensuite, la fin de la haute saison apporte une accalmie émotionnelle. La tension nerveuse accumulée pendant l’été – souvent inconsciemment – diminue. Les commerçants et travailleurs saisonniers, qui ont souvent enchaîné de longues journées, peuvent enfin souffler. Beaucoup ressentent une fierté du travail accumulé et accompli, mais aussi une forme de vide post-effort – un phénomène bien documenté dans les recherches sur le stress et la récupération (Sonnentag & Fritz, 2007).
Passer de l’hyperactivité estivale à l’inactivité relative peut provoquer un léger blues ou un creux motivationnel. Ce n’est pas la nostalgie des touristes, mais un ajustement émotionnel au changement de rythme, tout à fait naturel (Lazarus & Folkman, 1984). Pour la majorité, cette transition est toutefois perçue positivement, comme un retour à la normalité, à un environnement apaisé, propice au repos mental.
Enfin, en Corse, la fin de l’été signifie aussi souvent la séparation avec les «nustrali»: enfants, cousins, amis venus de loin passer l’été sur l’île. Leur départ en septembre ravive une forme de mélancolie familiale, liée à la perte de liens temporaires reconstitués. Ce phénomène s’apparente à une ritualisation du lien et du manque, que l’on retrouve dans les communautés dispersées (Putnam, 2000; Sennett, 2012).
CE QUI RESTE QUAND TOUT REDÉMARRE
La fin de l’été en Corse est un moment de transition profonde, à la fois individuelle et collective. Un entre-deux. Du point de vue psychologique, on y retrouve un mélange de soulagement (Bouchard & Baltes, 2021) et de nostalgie fonctionnelle (Batcho, 1998): soulagement de retrouver son espace et son calme ; nostalgie face à la fin des retrouvailles et des moments de liberté.
Pour les Corses, septembre devient un temps pour se retrouver et réintégrer son rythme personnel. Un temps de recentrage, après l’effervescence estivale. Ce retour à soi est souvent salvateur. Et c’est dans ce creux que peut émerger une forme de lucidité sociale: la conscience de notre besoin de liens, mais aussi de silence. De mouvement, mais aussi de pauses. D’ouverture, mais aussi d’intimité. Jusqu’au prochain été.