
Jean-Pierre Nucci
Chaque mois, notre magazine vous ouvrira une fenêtre sur l’univers de Jean-Pierre Nucci en publiant un extrait de son œuvre Du temps de l’insouciance, felicità. Page après page, l’auteur nous transporte dans l’Ajaccio des années 70, entre plages, brasseries et nuits festives, où l’insouciance et la liberté dictaient le rythme des jours. Nous vous invitons à savourer ici, chaque mois l’intégralité des chapitres.
Incipit
Qu’y a-t-il de plus enivrant que l’été ? Peu me semble-t-il. J’y ai goûté comme on goûte au calice, jusqu’à l’ivresse. Là, au plus près de la Grande Bleue, les jours se succédèrent avec extase. De jeunes amis épris de sensualité vécurent les mêmes émotions, je leur garde une grande tendresse ; à l’instar des papillons nocturnes qui se laissaient porter par les vents, ils batifolaient avec insouciance. C’était le temps de la bienveillance, de la sensibilité et de la frivolité.
Qui n’a pas ressenti la lourde sensation de moiteur qui appesantit le corps, n’a pas perçu le souffle salé de la brise marine, n’a pas inspiré les essences terrestres effaçant par endroits la puanteur perceptible de la ville, ne peut imaginer cette réalité. Il me faut narrer ces moments avec précision pour les saisir dans toute leur plénitude.
Mes amis vécurent la même histoire, prisèrent la même saveur et leur mémoire resta imprégnée d’une heureuse béatitude ; cinquante ans plus tard !
Chapitre 1
Ça pétaradait dans toute la vallée.
Aiaccio[1], années quatre-vingt.
La Volkswagen coccinelle roulait sur la route pittoresque qui menait à Capo-di-Feno ; le moteur vrombissait, ça pétaradait dans toute la vallée. Je détournais un instant le regard vers le halo pâle qui nimbait les crêtes, signe de l’imminence du jour, conscient que je vivais là des instants uniques. Cette fille à mes côtés, comment s’était-elle retrouvée là ? Sa peau dégageait un parfum suave mêlé de sueur et d’alcool ; sa tête abandonnée sur mon épaule m’emplissait d’orgueil et j’avais la sensation d’être roi. Je l’avais repéré en ville à l’une des tables de la brasserie que nous fréquentions assidûment, outre ses cheveux blonds, ses yeux noirs, sa taille semblait être faite pour moi. Avec les grandes, je me sentais petit, avec les petites, grand. Là, tout collait. Je l’avais fixé à la manière d’un fauve qui aurait traqué sa proie pendant qu’elle s’était désaltérée d’un cocktail à la mode en compagnie de copines de son âge ; moi j’avais avalé un Gin tonic afin de me détendre. Deux de mes amis m’avaient rejoint et s’étaient attablés à mes côtés : « C’est qui ? » m’avait demandé Laurent : « t’occupe » lui avais-je répondu avec désinvolture, essayant par-là de minimiser mon désir de la posséder.
Plusieurs boîtes de nuit égrenaient les deux rives du golfe d’Aiaccio, après une brève hésitation, nous avions décidé de nous rendre au Blue Moon, un établissement couru par les touristes et les Ajacciens où nous étions assurés de nous divertir : « Tu vas perdre la vue mon gars ! » m’avait lancé Jean Alain sur un ton narquois : « Tu vas être bien après cela » avait rajouté Laurent. D’un mot, je leur avais rappelé le respect de la préséance : « T’inquiète » m’avaient-ils répondu de concert. C’était la règle. On ne chassait pas sur le territoire de l’autre. Un principe intangible destiné à fixer l’amitié, enfreint qu’à ses dépens. La chose entendue, nous avions décidé de poursuivre la soirée ailleurs. J’avais délaissé ma blonde pour ma coccinelle ; eux avaient gagné la Peugeot Quatre cent quatre de Laurent :
- Et les autres ? Avais-je demandé avant de m’éloigner.
- On a dit au Blue Moon ! »
La coccinelle grimpait la côte avec peine, je changeais de vitesse afin de relancer le moteur, la montée pour atteindre la bocca[2] était raide. Ça pétaradait comme jamais, il n’y avait là rien d’étonnant, à la suite d’un repas trop arrosé, j’avais embouti le pot d’échappement lors d’une sortie de route impromptue. Pour tout dire, la voiture allemande c’est du costaud. Malgré la rudesse du choc, elle avait redémarré comme de rien. De la bocca, nous pouvions admirer l’anse de Minaccia en contrebas ; au-delà des terres agraires, la mer scintillait. La plage se distinguait au loin et nous étions certains de l’atteindre après quelques lacets. Sans l’exprimer de manière explicite, nous imaginions nous rapprocher sur le sable. Cette éventualité m’emportait comme les vagues emportaient les baigneurs qui, dans leur inconscience, ignorent le danger qui les guettait.
*
La lumière blafarde de la salle de bains éclairait mon corps dénudé de jeune homme, je tremblotais à l’instar d’une feuille sous le vent excité comme une puce par la perspective de soirée à venir. Ma mère s’affairait dans la cuisine, mon père dans le salon, mon jeune frère se trouvait dans la chambre que nous partagions. Je possédais un ballon de football, lui des gants de gardien…
Sur les ondes passait la chanson interprétée par Sacha Distel « La belle vie » sans amour, sans souci, sans problème. Un texte qui cadrait avec ma disposition et m’encourageait à me projeter au moment où j’essaierais d’attirer l’attention des jeunes filles à la terrasse des cafés ou plus tard sur la piste de danse de la boîte de nuit.
Il y avait du désordre dans cet appartement, la famille emplissait les pièces, ses membres se déplaçaient, mangeaient, conversaient, dormaient, hurlaient quelquefois, leurs voix portaient et se diffusaient dans la rue sans retenue, surtout l’été lorsque la chaleur imposait d’ouvrir les fenêtres afin que l’air puisse circuler, n’épargnant personne des sujets de discorde. C’était ainsi dans tous les immeubles du quartier, aussi tous ses habitants acceptaient cette fatalité, conscients de vivre la même histoire.
« À table ! » Ma mère s’écriait ainsi comme le ferait un annonceur de spectacle avant le lever du rideau. Nous gagnions alors la salle à manger les dents acérées où nous dévorions les mets sans égard pour la peine fournie pour les préparer. À croire que notre faim se trouvait inassouvie depuis longtemps. Elle ne s’en souciait pas, au contraire, cette avidité lui indiquait que nous apprécions sa cuisine : œufs mimosa, endives en béchamel, soupe de poissons, escalopes milanaises, lapin à la moutarde… Nous mangions vite et parlions peu, les conversations étaient maigres, les sujets d’actualité, les faits de sociétés, la politique, n’étaient jamais abordées, mais il arrivait de nous attarder quand mon père était disposé à nous raconter sa jeunesse. Ces jours-là étaient heureux, il narrait son séjour à la campagne pendant les années noires de l’occupation. Nous l’écoutions avec attention discourir sur la famine qui faisait rage, son engagement de jeune homme contre l’envahisseur et sa préférence pour le général De Gaulle. Il narrait les évènements marquants de cette époque dont celui lié au sous-marin « le Casabianca. » La venue des Allemands, leur brutalité, les soldats qui déambulaient à bord de leurs side-cars vociférant à l’adresse des enfants qui traînaient sur les routes « Artung ! Artung ! » pendant que ceux-ci leur répondaient : « Bicyclette à mazout, bicyclette à mazout ! » Je trouvais cela drôle et je riais sans retenue sous le regard bienveillant de ma mère. Au fur et à mesure qu’il déroulait ses récits, nous ressentions un souffle chaud nous envahir. Notre avidité à les entendre ne se démentait jamais. Jean qui rit, Jean qui pleure. Les jours passaient et ne se ressemblaient pas. Certains soirs la tension montait dans les tours, mon père vociférait, nous mangions la tête dans l’assiette avec la crainte de se faire battre. Je ne m’attardais pas outre mesure, j’allais recouvrer à l’extérieur mes amis avec l’assurance d’oublier à leur côté ce mauvais moment.
La brasserie située boulevard Lantivy faisait face au mur de pierres qui bordait la promenade et surplombait la plage Saint François_ une étroite bande de sable qui s’étendait presque sur toute la baie _. Dès la nuit venue, l’ambiance se décuplait, sous l’éclairage des lampadaires et du reflet de la lune sur la mer, une forme de magie s’emparait du lieu, autour des tables bien fournies, les clients exaltés donnaient le ton, les morceaux de musique sélectionnés par le propriétaire de l’établissement excitaient les sens, chacun jouait le rôle qui lui était dévolu, le mien se limitait à repérer celle qui me correspondait le plus. Ce soir-là des yeux noirs m’avait envoûté.
Après l’embranchement qui menait à l’aéroport Campo Del Oro, la coccinelle s’engagea vers Porticcio, un lieu-dit peu éclairé, situé sur la rive sud du golfe. Les phares éclairaient à faible distance, on n’y voyait que dalle, cinq mètres à peine devant le capot, je m’efforçais de fixer mon regard sur la ligne blanche qui délimitait la chaussée pour éviter une sortie de route. Ça pétaradait comme jamais, des fous du volant me doublaient à bord de leur Renault 5 Turbot, ou de leur Golf 16 secondes sans considération pour mon tacot, mais cela m’était bien égal car, bien qu’en mauvais état, cette voiture était mienne et elle m’assurait une grande autonomie. Bien de mes amis en étaient dépourvus et en souffraient car qu’aucun moyen de transport public n’était en mesure de les conduire là où nous allions et ils se retrouvaient à la merci du premier venu. Moi, je roulais librement. Il manquait à ma panoplie une garçonnière pour être totalement comblé, enfin un deux-pièces où je disposerais d’une grande aisance, vis-à-vis du regard de mes parents, vis-à-vis de mes conquêtes. Il faut dire que de côté là, je me trouvais embarrassé.
Porticcio. Blue Moon. La musique diffusée dans la boîte de nuit résonnait fort, on l’entendait depuis la ligne droite menant au parking : « où sont les femmes » Patrick Juvet, un morceau qui datait mais qui enflammait toujours la piste de danse. L’écoute faisait battre mon cœur, ça pulsait fort dans ma poitrine, assez pour m’étourdir. J’amorçais un dernier virage et je garais mon tacot au milieu des véhicules près de l’entrée de l’établissement. Laurent et Jean Alain étaient sur place ; c’était à croire que posséder de bons phares ça vous octroyait des avantages. Après avoir répondu aux formalités administratives auprès des personnels chargés de l’accueil, j’entrais enfin dans l’antre de la nuit. D’un coup d’œil je les repérais assis dans un box en bordure de piste. Un emplacement idéal pour être vu et voir soi-même. D’ordinaire on faisait nombre, Jean-Baptiste, Victor et Philippe étaient là, il manquait quand même Patrick, Jean, François et bien d’autres amis encore. Comme attendu la sonorité était forte, l’air saturé de fumée et la température élevée. Je me servis un verre de Gin Tonic, ce mélange d’alcool et de Schweppes désaltérait bien le gosier et, qui plus est, possédait l’avantage de nous enivrer. France Gall chantait « Résiste », les filles se trémoussaient comme des folles, je matais un maximum. Facile. Ça bougeait, ça envoyait, ça swinguait, je frémissais. Le disquaire balançait la sauce : « Sweet Dreams » Eurythmiques. J’adorais faire le malin, la cigarette au bec, le verre à la main, les morceaux s’enchaînaient : « l’Aventurier Indochine ; les Démons de minuit, Images… De la daube française éloignée des artistes rocks ou Pop que j’écoutais en aparté chez moi. J’avais eu le culot au cours de la nuit précédente d’aborder ce sujet avec le disquaire, il m’avait répondu : « on ne pouvait rien n’y faire. » Disquaire, rien y faire, bon sang c’est à croire qu’il voulait s’exprimer en vers ce naze. Malgré toutes ces girls, nous faisions grise mine, Jean-Jacques Goldman « Quand la musique est bonne », on toucha le fond, je trépignais d’impatience. « Foot loose, Kenny Loggins » on remonta quelque peu. Plusieurs de nos bonnes copines se joignirent à nous et nous étourdirent. Chacun fit de son mieux pour jouer la meilleure partition, moi je soupirais, ces filles-là je les connaissais, et sans mentir je les appréciais, mais l’hypothèse d’engager une relation plus étroite avec l’une d’elles ne me traversait pas l’esprit. J’avais beau scruter la salle, aucune silhouette ne trouvait grâce à mes yeux et il me semblait que ce sentiment m’était bien rendu. Était-ce à cause de mon pantalon blanc qui n’allait pas, à moins que ce ne fût ma chemise à fleurs ? Ces questions soulevèrent un doute, je me surpris à regretter ma chambre et l’écoute en sourdine de morceaux comme « Les Barbares ou Berceuse pour une shootée, Plus dure sera la chute » de Bernard Lavilliers. L’ambiance atteignit son comble avec « Voyage, voyage » Désireless. J’allais voir plus loin, au-delà de la piste sans raison particulière, je jouais des coudes me frayant un chemin parmi la masse des danseurs jusqu’à atteindre le comptoir : « Confidences, pour confidences » Jean Schultheis_ À genoux, j’en suis fou, sans moi vous n’êtes rien du tout. Il fallait oser, j’étais sur les rotules, cette soirée m’ennuyait, je demeurais interdit. Laurent me rejoignit quelque temps après :
- Alors ?
- BOF.
- On s’en va ?
- Faut voir avec les autres. »
C’était ainsi, la volonté du groupe l’emportait toujours, cette forme de solidarité attendrissante ne pouvait être remise en question que par un évènement circonstancié, une rencontre féminine par exemple ; il y existait des impératifs auxquels il était impossible de se soustraire :
- Que fait-on ?
- On retourne au box. »
L’ambiance survoltée me laissait froid, visiblement je n’étais pas dans le coup, ce n’étaient pourtant pas les belles nanas qui manquaient, la musique me cassait les oreilles, je m’asseyais de dépit sur la banquette et me servais un énième drink. Les copines apportaient la légèreté attendue dans ce type d’endroit et, pendant qu’elles se trémoussaient au rythme de la sono, Jean Alain se pencha vers moi et m’annonça sans ambages :
- Elle est là.
- Qui ?
- Devine !
- Où ?
- Près de la porte qui mène à la terrasse. »
Les enceintes crachaient « Comme un ouragan » Stéphanie, je me surpris à balancer mon corps de gauche à droite à la manière d’un groupie, tout était possible et même le pire dans ce monde, puis je traversais la piste comme on traversait un torrent et, après bien des efforts, mon regard se posa enfin sur elle. Elle était comme indiquée près de la porte qui menait à la terrasse. Je n’avais jamais vu de déesse, mais j’imaginais que cela devait lui ressembler. L’instant était magique, je ne désirais plus la draguer, mais la kidnapper. Un léger frisson me parcourut l’échine lorsque s’imposa à mon esprit la crainte qu’elle soit déjà en couple ; un petit copain se trouvait peut-être à ses côtés ? Ce con, je le détestais comme je n’avais jamais détesté personne. Pour satisfaire ma curiosité, je patientais avant d’entreprendre de l’approcher car, après réflexion, j’en déduisis qu’il m’était impossible de m’aventurer plus loin sans filet. Mes craintes se dissipèrent quand je constatais qu’aucun Tarzan ne se trouvait à ses côtés, seule une fille blonde, moins jolie à mon goût, entretenait une conversation en toute innocence. Je décidais d’aller à sa rencontre le cœur palpitant.
La coccinelle roulait toujours sur la route sinueuse qui menait à la plage de Capo-di-Feno. Le jour s’annonçait timidement, je donnais un ultime coup de volant et je garais la caisse sur le terre-plein recouvert par endroits d’herbes tendres qui faisait office de parking. Je tentais avec difficulté de réfréner mes ardeurs, à tout le moins les battements de mon cœur de peur de trahir mes émotions. Jusqu’ici je n’avais pas eu le culot de l’embrasser et le courage me fuyait toujours, je jouais gros, si jamais elle se refusait à moi, malheur ! Ma vie pourrait basculer du mauvais côté. Je me situais dans les mêmes dispositions qu’un joueur de tennis dont le niveau élevé de stress l’empêche de gagner la partie, tant que la dernière balle n’est pas jouée… Avec de la perspicacité j’aurais compris qu’une fille ne suit pas un garçon aussi loin et à cette heure avancée de la nuit sans être consentante. Mais le doute persistait. Je posais le pied sur l’herbe recouverte de la rosée du matin et je l’incitais à me suivre d’un geste. J’ignorais si elle avait perçu mon trouble, mais elle mit fin à ce calvaire en déposant sa main dans la mienne. La chaleur de sa paume m’emporta : « C’est elle que j’attendais » Michel Delpech. Nous marchâmes sur une distance recouverte de dunes avant de déboucher sur la plage. Devant nous, la mer remuait, les vagues jouaient un air mélodieux, le soleil pointait, l’air était chargé d’embruns, nous étions seuls, elle se tourna vers moi, enfonça son regard dans le mien et m’encouragea à l’embrasser. Je m’exécutais avec retenue et je remerciais la providence de vivre cette indicible félicité.
[1] Ajaccio.
[2] Bocca : col.